Jouer un rôle
La description de la sortie du corps qui en résulte est commune à tous les états de conscience accrue et constitue une indication utile de ce que signifie réellement la non-identification. Nous continuons à être nous-mêmes, à parler comme nous parlons, à nous mouvoir comme nous nous mouvons, sauf que nos actions ne sortent plus de nous inconsciemment; nous les accomplissons volontairement.
En pratique, nous agissons tout le temps. Si je vous dis que j’ai vu un ours lors d’une randonnée l’autre jour, je ne me contente pas de l’affirmer calmement. Le ton de ma voix devient excité, je tends les bras pour vous montrer la taille de l’ours et j’adopte une expression d’étonnement ou de terreur. J’utilise la parole, le mouvement et l’émotion pour faire passer mon message de manière beaucoup plus efficace que si je disais simplement « J’ai vu un ours ». La mise en scène est une pratique courante dans la communication humaine. L’enfant se traîne à table et gémit dans l’espoir d’échapper à un repas qu’il n’aime pas. Le vendeur brille et nous fait signe, dans l’espoir d’attirer les clients dans son magasin. Le candidat à la présidence, tout en prononçant des discours de téléprompteur, rayonne d’intégrité émotionnelle et de droiture afin de capter notre vote. Le chef religieux émet un sentiment de révérence et de connexion divine ou, au contraire, adopte une attitude de rébellion et de réforme. Les réseaux sociaux débordent de selfies aux sourires mis en scène qui disparaissent au moment où la photo est postée. Ces « mises en scène », et bien d’autres encore, sont si répandues que nous ne les considérons plus comme des mises en scène.
«Le monde entier est une scène», écrivait William Shakespeare, «et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils ont leurs sorties et leurs entrées ; et un seul homme en son temps joue plusieurs rôles…» Mais les acteurs du monde agissent inconsciemment. Ils n’ont pas conscience de jouer et croient en leurs propres performances. Nous supposons que cette identification à nos rôles est nécessaire pour les jouer de manière convaincante, mais les acteurs professionnels réfutent cette hypothèse. L’acteur qui joue un rôle dans une représentation théâtrale, puis l’abandonne en quittant la scène, n’agit-il pas de manière convaincante, même s’il sait et a su tout au long de la pièce qu’il n’était pas le rôle qu’il jouait ? Pourtant, cette connaissance ne les a pas empêchés de s’investir dans leur rôle. Ils jouent un roi, un marchand ou un méchant avec le même sérieux que celui que nous mettons à être nous-mêmes (sinon ils ne seraient pas des acteurs professionnels), tout en sachant depuis le début que leurs rôles seront abandonnés à la fin de la pièce. Si nous pouvions maintenir une telle connaissance, sans que cela ne nuise au soin et au sérieux investis dans nos rôles, nous traverserions notre vie sans être identifiés ; nous serions des acteurs conscients.
Au cours du mois d’octobre, pour mettre en pratique le concept de jouer un rôle consciemment, les praticiens ont été invités à se placer volontairement dans des situations qui stimulent la négativité. Par exemple, en appelant une personne qui les ennuie souvent, en engageant la conversation avec un collègue qu’ils ont l’habitude d’éviter, ou en discutant avec un commerçant qui leur semble réservé ou inamical. L’objectif de cet exercice est d’identifier et de rejouer consciemment les interactions que nous avons l’habitude d’effectuer. En nous plaçant volontairement dans des situations qui nous rendent négatifs, nous changeons notre attitude face aux frictions qu’elles provoquent ; nous ne sommes plus des victimes, nous avons choisi l’interaction et sommes responsables de notre réponse.
Une praticienne a choisi d’appeler sa belle-mère pendant six jours d’affilée. «Chaque interaction avec elle est source de frictions», a-t-elle déclaré. «Le jugement fait instantanément surface et mon besoin d’avoir raison exige d’être exprimé. Pourtant, sous l’influence de cet exercice, j’ai maintenu mon objectif de jouer un rôle – écouter, regarder le jugement surgir, le laisser passer sans l’exprimer, observer sa dissolution. L’expérience m’a semblé presque manipulatrice, comme si l’on se laissait aller à la croyance d’un enfant au Père Noël avec un accord joyeux ou, tout au moins, une acceptation silencieuse.»
«Au sixième et dernier jour, j’ai délibérément introduit un sujet qui, je savais, provoquerai une lecture sur ma conduite passée. Typiquement une telle conversation aurait été source de ma negativité. mais j’ai abordé le sujet avec désinvolture, comme s’il s’agissait d’une conversation ordinaire. Au moment où ma belle-mère s’est lancée dans son exposé, j’ai senti le coup de poing familier de la résistance et j’ai brièvement regretté mon choix. Puis, en un éclair, je me suis souvenue de mon objectif, qui était de me mettre moi-même en scène. Avec ce rappel, tout a basculé: J’ai été témoin de mon identification et j’en suis sorti proprement pour agir consciemment.J’étais à la fois acteur et observateur, consciente de l’énergie particulière générée par cet effort.»
«Une analogie est apparue: les jours précédents, j’avais été comme quelqu’un qui frotte des bâtons pour faire une flamme, créant des étincelles mais oubliant d’approcher l’amadou suffisamment pour qu’il prenne feu. Cette fois-ci, j’ai réalisé une véritable combustion.La chaleur qui en a résulté a transformé mon attitude. J’ai prolongé les appels quotidiens au-delà des six jours prescrits, anticipant désormais chaque défi avec impatience. Je me suis surpris à attendre avec impatience ces occasions de transcender mes jugements habituels et ma négativité. Un changement fondamental s’était produit.»
L’agriculture intérieure poursuit un objectif radical: il ne s’agit pas d’un simple raffinement du caractère, ni de l’élimination d’habitudes isolées, mais d’une transformation fondamentale de ce que nous appelons «Je».Cette métamorphose exige des conditions spécifiques, tant internes qu’externes – et parmi ces catalyseurs, aucun ne s’avère plus puissant que la souffrance volontaire.